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ŒUVRES DE STENDHAL.

C’est ici que devraient venir chercher des modèles ces jeunes peintres de Paris qui ont le malheur de ne croire à rien, et qui reçoivent d’un ministre aussi ferme qu’eux dans sa foi l’ordre de faire des tableaux de miracles, qui seront jugés au Salon par une société qui ne croit que par politique. Les expressions de caractère, bien plus que de passion passagère, que j’ai remarquées à la chapelle de sainte Anne, ne peuvent être comparées qu’à certaines figures respirant le fanatisme résolu et cruel, que j’ai vues à Toulouse.

J’ai été extrêmement content des paysages de Landevan à Hennebon et à Lorient. Souvent j’apercevais des forêts dans le lointain. Ces paysages bretons humides et bien verts me rappellent ceux d’Angleterre. En France, le contour que les forêts tracent sur le ciel est composé d’une suite de petites pointes ; en Angleterre ce contour est formé par de grosses masses arrondies. Serait-ce qu’il y a plus de vieux arbres en Angleterre ?

Voici les idées qui m’occupaient dans la diligence de Hennebon à Lorient.

Je ne sais si le lecteur sera de mon avis ; le grand malheur de l’époque actuelle, c’est la colère et la haine impuissante. Ces tristes sentiments éclipsent la gaieté naturelle au tempérament français. Je demande qu’on se guérisse de la haine, non par pitié pour l’ennemi auquel on pourrait faire du mal, mais bien par pitié pour soi-même. Le soin de notre bonheur nous crie : Chassez la haine, et surtout la haine impuissante[1].

J’ai entendu dire au célèbre Cuvier, dans une de ces soirées curieuses où il réunissait à ses amis français l’élite des étrangers : « Voulez-vous vous guérir de cette horreur assez générale qu’inspirent les vers et les gros insectes, étudiez leurs amours ;

  1. Ce qui vieillit le plus les femmes de trente ans, ce sont les passions haineuses qui se peignent sur leurs figures. Si les femmes amoureuses de l’amour vieillissent moins, c’est que ce sentiment dominant les préserve de la haine impuissante.