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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

pays, qu’ils oublient bien vite tout ce qu’ils ont appris au régiment et les cent ou deux cents mots de français qu’on leur avait mis dans la tête.

Ce peuple curieux et d’une si grande bravoure mériterait que le gouvernement établît, au centre de la partie la plus opiniâtre, deux colonies de sages Alsaciens. Le brave demi-paysan dont je traduis ici la conversation m’a avoué en gémissant que la langue bretonne tend à s’éteindre.

— Dans combien de paroisses, lui ai-je dit, le curé prêche-t-il en breton ?

Je faisais là une de ces questions qui sont le triomphe des préfets ; mon brave homme, qui ne savait que ce qu’il avait observé par lui-même, n’a pu me répondre.

J’ai écrit sous sa dictée, et en breton, les huit ou dix questions que je puis être dans le cas d’adresser à des paysans durant mon passage en ce pays. Le breton c’est le kimri.

J’ai un talent marqué pour m’attirer la bienveillance et même la confiance d’un inconnu. Mais, au bout de huit jours, cette amitié diminue rapidement et se change en froide estime.


— Lorient, le 7 juillet.

Ce matin, de bonne heure, j’étais sur la route de la chapelle de sainte Anne. Cette route est mauvaise et la chapelle insignifiante ; mais ce que je n’oublierai jamais, c’est l’expression de piété profonde que j’ai trouvée sur toutes les figures. Là, une mère qui donne une tape à son petit enfant de quatre ans a l’air croyant. Ce n’est pas que l’on voie de ces yeux fanatiques et flamboyants, comme à Naples devant les images de saint Janvier quand le Vésuve menace. Ce matin je trouvais chez tous mes voisins ces yeux ternes et résolus qui annoncent une âme opiniâtre. Le costume des paysans complète l’apparence de ces sentiments ; ils portent des pantalons et des vestes bleues d’une immense largeur, et leurs cheveux blonds pâles sont taillés en couronne, à la hauteur du bas de l’oreille.