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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

a la forme allongée d’une carte à jouer. La Canebière arrive au milieu du petit côté. On se trouve là au quartier général de plusieurs centaines de porte-faix, gens qui se font compter à Marseille ; on les voit fort occupés à embarquer ou à placer sur des charrettes des marchandises de tous les pays ; c’est un spectacle réjouissant.

On a devant soi une foule de petites barques élégamment pavoisées en toile de coton, avec des ornements rouges, et tous les patrons crient à la fois pour vous offrir une promenade sur mer ; mais cette mer, on ne la voit point, et le port a l’air d’un petit lac encombré de navires.

Pour dire exactement ce que j’ai fait, et qui n’est pas trop digne d’un voyageur qui a l’honneur d’écrire son journal, séduit par les cris et par la mine pleine de rondeur, and weather beaten, d’un des vieux matelots, je lui ai dit de préparer sa barque. Je suis entré chez un petit libraire qui étalait sur le port, lequel m’a vendu un volume in-8o, et qui sentait horriblement le moisi, du Méchant de Gresset ; c’est une des pièces que je méprise le plus.

Le vieux matelot m’a conduit hors du port, et moi je lisais le Méchant.

La bouche du port tourne à droite ; c’est ce qui fait que de la Canebière on ne voit pas la pleine mer. L’embouchure du port, à gauche vers Toulon, est défendue par des rochers arides et abrupts, formant des caps et des îles, sur lesquels il n’y a pas le plus petit arbre ; on a le projet de creuser une entrée de ce côté-là.

À droite, c’est d’abord le fort Saint-Jean ; puis un rivage élevé nommé la Tourette, duquel on a une belle vue. Là derrière, sur le coteau, s’élevait l’ancienne Marseille assiégée par César. Elle s’avançait aussi sur une partie de la plage que la mer couvre maintenant. J’aurais bien dû, au lieu du Méchant de Gresset, avoir la Pharsale ; mais je suis l’homme le moins prévoyant du monde.