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ŒUVRES DE STENDHAL.

À Ferney, on m’a débité de nouveau le conte que l’on me fit il y a dix ans. Voltaire, en homme d’esprit, qui n’est jamais compris par les gens épais, voulait tout faire par lui-même ; il avait tracé avec sa plume le plan du château qu’il faisait bâtir. Il avait indiqué les murs par un trait ; mais quand on fut au premier étage, toutes les pièces parurent petites, et on s’aperçut que, dans le plan, Voltaire avait oublié l’épaisseur des murs. Mon grand-père, qui est allé cinq fois voir Voltaire à Ferney, m’a raconté les peupliers cache-Pictet, l’aventure de l’aiglon maigre, et croyait à l’épaisseur des murs oubliée. Bien plus, Voltaire, avec ses cent mille livres de rente bien réelles, deux ou trois fois se crut ruiné, et fut au désespoir comme un enfant. Ses livres étaient remplis d’une infinité de petites marques en papier de trois lignes de large et six pouces de long : elles portaient un mot. Quand Voltaire voulait un fait, il grimpait au haut de l’échelle de sa bibliothèque, et lisait rapidement les mots de toutes les marques d’un volume.

Avant d’arriver au château, on voit dans l’avenue, à gauche, une église, et sur le fronton la fameuse inscription : Deo erexit Voltaire, La chambre de ce grand homme est encore dans l’état où il la laissa en partant pour Paris : tenture de taffetas bleu passé, portraits du roi de Prusse, de madame du Châtelet, de Lekain. On vend toujours aux Anglais la plume dont se servait Voltaire.

Malgré la légèreté de notre nation et la mode de haïr Voltaire, venue parmi les gens riches, le bel appartement où il est mort, à l’angle du quai et de la rue de Beaune, est resté cinquante ans inhabité.

À Genève, si par mégarde l’on nomme Voltaire, on vous dit avec un petit air de triomphe :

« Cet écrivain a été foudroyé par le moderne Bossuet. »

Afin d’offrir du moins une page agréable à certaines gens, je devrais peut-être transcrire ici ce fameux portrait de Voltaire par M. de Maistre. Bien des missionnaires de 1827 prêchaient aussi bien que cela. Pour être admiré d’un parti, il suffit de