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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

un supplice effroyable, et qui surpasse de bien loin tous les maux que les jacobins vainqueurs pourraient leur infliger. Il y a plus, leur haine trop visible excite leurs ennemis à ne pas faire de fautes de logique, et augmente leurs périls.

Pour tout ce qui est très-noble et très-riche, le lendemain est toujours pire que la veille, et Henri V serait à Paris, entouré de cours prévôtales, agissant comme à Grenoble en 1816, que la haine et la peur ne seraient pas moindres. Des gens tellement faits pour être aimables, que, malgré leur tristesse, ils le sont encore cent fois plus que leurs rivaux, salissent leur grâce par de l’hypocrisie.

On parlait hier soir chez madame N… des environs de Damas et de la fameuse tourte à la crème et au poivre qui, dans les Mille et une Nuits, amène la reconnaissance d’une mère avec son fils. Tout à coup, le voyageur, qui contait à ravir, se souvient qu’il a passé dans le lieu où saint Paul fut ébloui, et voilà une tartine religieuse, passez-moi ce mauvais mot. Elle dure cinq minutes ; j’ai envie d’y répondre, car, enfin, je passe pour libéral, et cela a l’air d’une pierre jetée dans mon jardin. Je prends sur moi de garder le silence ; je me dis que l’aimable voyageur pense sur saint Paul comme moi.

Mais quand je faisais ce raisonnement in petto, tout le monde a pensé aux mêmes choses, et la gaieté est à cent lieues.

J’estime beaucoup la prudence, la logique, la science des Génevois ; et, quoique je leur dise des injures, je vais leur demander un service. Genève peut arrêter la décadence de la littérature française : nous en sommes à Tacite ; elle peut nous empêcher de tomber jusqu’à Claudien, et ensuite à Ausonne.

Tôt ou tard les provinciaux et les étrangers s’apercevront que tous les articles des journaux français sont dictés par la camaraderie ; on ne lira plus les jugements littéraires des journaux de Paris, on ne leur demandera que ce qu’ils peuvent seuls fournir au monde, de l’esprit actuel et qu’il est impossible de révoquer en doute : par exemple, l’article du Charivari, que je viens de