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ŒUVRES DE STENDHAL.

bourg, et qui est juge compétent.) Ainsi, le ridicule génevois consiste en ceci : se moquer, se scandaliser de la ville immorale, et pourtant en parler sans cesse et essayer d’en prendre les grâces. Eh ! messieurs, oubliez Paris et ne dites plus d’injures à George Sand ; surtout, ne jugez pas son talent, contentez-vous de le haïr ; car il a peut-être d’autres opinions que vous, touchant certains problèmes sur lesquels la vérité ne sera jamais démontrée.

J’ai retrouvé mon réfugié italien dans un joli jardin attenant à Vevey ; nous dînons ensemble, et fort bien, aux Trois-Couronnes. Je lui raconte mes remarques.

— Est-ce que je n’exagère point en noir ? lui dis-je.

— Non, répond-il, vingt voyageurs m’ont dit les mêmes choses, avec plus ou moins d’accent, suivant qu’ils sont plus ou moins frappés des détails de physionomie. Au reste, tenez-vous aux faits que voici :

Les gens du haut ont la maladie de la haine, comme chez vous. Ils exècrent deux choses : la liberté de la presse et J.-J. Rousseau ; ils ont été outrés de la belle statue de Pradier, et cependant sans Rousseau Genève ne serait pas plus célèbre que Hambourg ou Amsterdam ; ce serait une ville à argent, et voilà tout. Si demain l’on déclarait, ajouta le réfugié, que, moyennant une souscription de quatre cent mille francs, la statue de Rousseau sera jetée dans le lac, la somme serait souscrite en une heure, le temps matériel d’aller d’une maison à l’autre.

Un homme d’un cœur ferme a établi un journal libéral, que les gens du haut essayent d’étouffer par leurs mépris ; la passion les aveugle ; ils ne voient pas que c’est à leurs mépris prétendus que ce journal doit la vogue. Il est, d’ailleurs, assez bien fait, et tout ce qui n’habite pas encore les rues du haut le lit avec empressement. Au moment où il paraît, il interrompt les affaires.

Ainsi, me disais-je, en voguant sur le lac, les gens riches de Genève tombent dans la même duperie que les nôtres ; ils se donnent le malheur de haïr et d’avoir peur ; ils se soumettent à