Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

politesse la plus prudente. Le pédantisme du savant de Genève, au contraire, est tout positif et en dehors ; il irrite les indifférents et amuse les connaisseurs. Assurés de briller par la mémoire, qui n’est pas ridicule ici, ils prennent la parole sur toutes choses et avec empire. Comme on ne rit pas à Genève, ils ne courent aucun danger ; leur mine seule, à Paris, passerait pour une caricature méchante.

Mais passons sur ce ridicule outré de mine et d’expression, que fait naître l’absence du rire à Genève ; il faut reconnaître qu’il y a beaucoup de savoir en ce pays. On y lit attentivement les cinq ou six bons ouvrages qui paraissent chaque année en Europe ; et comme les Génevois savent les langues, ils lisent le bon livre qui paraît à Londres, avec autant de facilité que celui qui paraît à Berlin ou à Pavie ; seulement, s’il y a le moindre trait d’imagination dans ces livres, le caractère national s’en irrite et le livre est déclaré léger. Je voudrais bien voir les premiers jugements qu’ils portèrent sur Montesquieu en 1755.

Cette logique, qui manque si souvent à leurs voisins de France, les Génevois en font excès ; ou plutôt, ces âmes, emmaillottées dès l’enfance dans la prétendue morale que des gens payés tirent de la Bible, ne comprennent pas que la logique est un instrument universel, qui sert à ne pas se tromper. Elle s’applique aux intérêts de l’amour, ou de la jalousie, ou des plus folles passions, exactement comme à l’art de gagner six pour cent par an en vendant et achetant à propos du trois pour cent français. La logique n’a garde de se charger de la responsabilité de choisir les vérités ; elle vous fait voir tout simplement la vérité sur l’objet auquel vous pensez.

Je viens de rencontrer des femmes charmantes au petit pont suspendu, devant le bastion Saint-Antoine ; ce sont de belles Allemandes, ayant de l’esprit sérieux dans les yeux. Comme ce pont a quatre pieds de large, j’ai pu les voir fort bien, sans tomber dans ce regard insolent que les Allemands reprochent tant