Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/221

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
215
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

L’attention du public est réveillée, tous les deux ou trois ans, par une belle bataille en mosaïque, par un joli faune en bronze, etc.

Ce qui me frappe chez Montesquieu, c’est la façon de présenter la pensée ; on reconnaît l’homme qui a dit : « Dans le commun des livres on voit un homme qui se tue à allonger ce que le lecteur se tue à abréger. La loi agraire, l’usure à deux pour cent par an et non par mois et bien d’autres erreurs ne me découragent point. » Montesquieu était gentilhomme, mais il était aussi homme de robe ; il comprenait que son importance dans l’État ne pouvait venir que du petit bout de rôle de tribun du peuple que les parlements s’adjugeaient de temps à autre. Quand je veux la vérité sur des points de législation, j’ouvre le hardi Bentham ; mais lire cet Anglais ou son traducteur génevois, M. Dumont, est une rude corvée et qui m’attriste ; tandis que lire Montesquieu, même lorsqu’il parle de fiefs, est une fête pour l’esprit.

Les gens riches de Genève méprisant, à ce qu’ils disent, c’est-à-dire haïssant Rousseau, son style n’a point trouvé d’imitateurs en ce pays, et il faut s’en réjouir. Michel-Ange disait : « Mon style est destiné à faire de grands sots ; » et Jean-Jacques eût pu lui voler cette idée. Ce style comédien favorise l’hypocrisie, maintenant nécessaire à tous les Français, et donne de grandes facilités aux sots ; voyez notre beau style actuel ! tandis que leur stérilité naturelle est mise à une rude épreuve sitôt qu’ils veulent imiter l’admirable clarté de Voltaire, ou le condensé de Montesquieu. Quant au style plein de choses de Bayle, il est absolument impossible pour eux.

Le style génevois est pénible avant tout ; on croit voir un attelage de bœufs qui labourent lourdement. Le Français de Genève est exact, mais toujours gêné. Ces messieurs veulent-ils prendre un style léger dans un conte sans conséquence, ils avertissent le lecteur de la légèreté grande. Le mot propre dans ce genre leur manque à tout moment ; mais peuvent-ils dire avec Boileau :