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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

expression n’exagère sa pensée, et sa pensée elle-même n’est point vague.

Dans cette foule de petits États allemands, qui ont une population de cent à deux cent mille âmes, le prince a soin de prendre à son service les trois ou quatre hommes nés vers 1800, et qui ont quelque esprit. Il les choie jusqu’à ce qu’ils se soient salis dans l’opinion par des mesures contre les Polonais ou autre démarche vilaine. Arrivés à ce point, le prince épie le moindre sujet de mécontentement, et les renvoie avec une pension ; ce qui donne le moyen d’acheter quelque autre jeune homme qui annonce un talent dangereux.

Le réfugié m’a cité une vingtaine de noms, et il ajoute :

« Pour les gens qui avaient des privilèges dans leur famille et qui aiment la monarchie telle qu’elle était sous Louis XVI, en 1788, chaque lendemain sera pis que la veille, et cet état pénible peut bien durer encore quarante ans, jusqu’à ce que le sacrifice soit fait de bonne foi. Quelle longue source de mauvaise humeur ! »

Si je n’avais peur d’être pris pour un jacobin, j’ajouterais : On a tâtonné, il y a trente ans, pour imposer au peuple les nouveaux poids et mesures ; il ne fallait pas, disait-on, choquer les habitudes.

Qu’est-il arrivé ? Des hommes de vingt-neuf ans aujourd’hui, nés depuis les nouvelles mesures, ont été habitués aux anciennes ; et l’état de malaise à cet égard peut durer encore trente ans, jusqu’à la vieillesse de ces hommes qui ont vingt-neuf ans aujourd’hui.

Mon Allemand me dit : « La première chose à réformer parmi nous a l’air d’une misère, c’est la façon d’adresser la parole à un comte. »

J’ai vu ce soir que le Génevois a une antipathie, que je dirai instinctive et furibonde, pour l’esprit français, et je ne l’en blâme en aucune façon. Le plaisant, c’est qu’il veut à toute force parler de l’esprit français. Les chansons de Collé, de Pa-