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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

pour lui, la Révolution française lui eût donné le courage d’oser. La Savoie a fourni à la France plusieurs très-braves généraux et le grand chimiste Berthollet.

Je sors de l’hôpital avec une impression de gaieté. J’ai trouvé des figures de bonheur aux cent vingt vieillards de l’hospice de Boigne[1]. Chambéry ne paye presque pas d’impôts, et le gouvernement y dépense beaucoup.

  1. Comme tout le monde ne connaît pas M. de Boigne, et que sa destinée a été assez singulière, il n’est pas inutile de donner quelques renseignements sur ce personnage.

    D’abord il faut dire que le millionnaire connu sous le nom de général comte de Boigne s’appelait réellement Benoît le Borgne, frère du député de Saint-Domingue au conseil des cinq cents, en 1797. Né à Chambéry en 1751, M. de Boigne s’enrôla, à l’âge de dix-sept ans, au service de la France ; il entra ensuite dans l’armée de Russie, et finit par s’engager au service de la compagnie anglaise des Indes. Il s’attacha à Sindia, chef de Mahrattes, commanda pour son compte, et celui-ci prodigua l’or au général qui lui rendait de si bons offices. Telle est la version la plus accréditée. Des bruits, probablement calomnieux* ont aussi couru sur l’origine de l’immense fortune de M. de Boigne ; c’est en effet une sorte d’énigme dont le mot ne sera jamais bien connu.

    J’habitais Chambéry, lorsqu’en 1806 le fugitif de 1768 y reparut pour la première fois depuis son escapade ; car c’en fut une véritable. On affirmait alors à Chambéry que M. Benoît le Borgne avait quitté furtivement la maison paternelle, emportant pour tout pécule quelques couverts d’argent et une épée avec poignée de même métal appartenant à MM. Guy. Peu après son retour à Chambéry, en 1806, M. le comte de Boigne, voulant solder les fredaines de M. le Borgne, fit prier MM. Guy de lui faire connaître le prix de l’épée qu’il leur avait enlevée en 1768. Ces deux frères répondirent très-convenablement à cette sotte démarche ; ils dirent que depuis longtemps le sacrifice de cette épée était fait.

    Deux sœurs de M. de Boigne habitaient Chambéry ; elles recevaient chacune de leur frère une pension annuelle de douze cents francs, et, en cousant des gants du matin au soir, elles parvenaient à vivoter très-modestement.

    Mort le 21 juin 1830, à Chambéry, M. de Boigne a laissé un testament qui honore sa mémoire et efface les taches que l’opinion, peut-être un peu sévère, menaçait de lui imprimer. En fondant un hospice destiné à cent vingt vieillards, il a été pour Chambéry un magnifique bienfaiteur.

    (R. C.)

    * Ces bruits se rattachaient à la mort de Tippou-Saib, qui périt à Seringapatam le 4 mai 1799, à l’âge de cinquante ans.