Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
172
ŒUVRES DE STENDHAL.

quelque ancien Almanach des muses. Ces dames ont attribué cette attention à ces mêmes jeunes gens qui étaient venus chanter à quatre heures du matin sous leurs fenêtres. Jean-Marie croit que pendant l’orage ces jeunes gens s’étaient réfugiés dans la grotte même de saint Bruno, à une lieue du couvent : nos chiens, nous dit-il, ont aboyé de ce côté-là.

Nos dames étaient fort heureuses, elles venaient d’avoir deux grandes émotions : la terreur d’abord, puis le vif bonheur de la tranquillité et d’un bon déjeuner fort gai. De leur vie elles n’oublieront la nuit qu’elles ont passée à la grande Chartreuse. Bien plus, un des maris, qui est amoureux de sa femme ou de son amie intime, avait eu la bonne idée d’expédier un homme de grand matin à Fourvoirie, et cet homme nous arrive à onze heures avec du café. Par politesse pour le père procureur, nous ne voulons pas préparer ce café dans la maison, nous allons allumer un feu de bivac sous de grands arbres, assez loin du couvent. Frère Jean-Marie nous apporte d’excellent lait et nous sert avec tout le soin possible. Ce succès, qui m’est attribué, fait de moi un personnage.

Comme nous nous promenions au hasard, une de ces dames s’est approchée, sans songer à mal, de la porte du couvent ; quelqu’un en est sorti rapidement, et l’a priée de s’éloigner, fort sèchement. Nous sommes retournés à la chapelle de saint Bruno. Nous regardions le Grand-Som : il faut trois heures pour y monter ; il y a une croix de bois sur le sommet, nous la distinguions fort bien ; on est obligé de la renouveler sans cesse, tant elle est frappée souvent par la foudre. Que ne diraient pas les prédicateurs, si la foudre tombait aussi régulièrement sur un arbre de la liberté ? La réprobation divine ne serait-elle pas évidente ? On voit le Grand-Som de Goncelin, et, si vous vous en souvenez encore, de Cras, et l’on dit que du Grand-Som on voit Lyon.

Comme je suis plein de mauvaises idées et fort immoral, j’ai pensé que ces dames pourraient bien rencontrer par hasard les jeunes gens qui, par un temps aussi épouvantable, avaient