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ŒUVRES DE STENDHAL.

Saint-Cloud, et ils n’ont rien fait de solide pour eux. Ces pauvres religieux vivent en grande partie de leur métier d’aubergiste et du bénéfice qu’ils font sur les voyageurs ; chacun de nous payera cinq francs par jour. Tout ce que les B… ont fait pour les chartreux a été de leur louer, à bas prix, la maison, les prairies qui l’entourent, et la faculté de couper les arbres nécessaires pour alimenter trois scieries. Ils peuvent aussi couper tout le bois nécessaire pour leur chauffage. Dans cette position misérable, ils ont des vaches et des poules, et vendent du lait et des œufs, quatre mois de l’année, aux gens courageux qui grimpent jusqu’ici.

J’avouerai que cette réponse m’a vivement contrarié. Comment M. Lainez, M. de Martignac, M. Rubichon, ou quelque autre homme de sens et ami des B…, ne leur a-t-il pas conseillé de présenter à la Chambre des députés une loi qui aurait accordé aux chartreux, tant qu’ils ne troubleraient pas l’ordre public, la jouissance de leur maison et de quatre mille arpents de bois ?

Jean-Marie nous a conduits à l’infirmerie : ce sont trois grandes pièces nues, que nous avons bien vite quittées pour aller jouir de l’aspect de ces roches singulières, sous une grande allée d’arbres à deux cents pas de là. Nous mourions de faim ; on est venu nous avertir que le dîner était prêt : il avait le premier des mérites, il était abondant ; c’étaient des carpes frites, des pommes de terre, des œufs et autres choses simples. Notre table à manger en sapin, longue et étroite, était dressée dans une des chambres de l’infirmerie. Autrefois, nous a dit Jean-Marie, nous avions quatre-vingt-douze étangs grands ou petits.

Ce bon frère, qui nous sert à dîner, me fait des politesses singulières que ces dames me font remarquer. Je lui adresse quelques questions ; et enfin, après bien des sourires timides, il me dit à voix basse qu’il m’a vu bien des fois à la Chartreuse. À quoi je réponds que je n’y suis jamais venu. Cet homme tombe alors dans un étonnement profond ; il pense, je crois, que j’ai honte de lui, et enfin ose me demander mon nom.