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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

un vin chaud auquel nous avons fait grand honneur. J’écoutais un négociant du pays, homme fort instruit dans la religion du serpent ou ophique ; il me donnait des renseignements sur les fameuses pierres de Carnac, que je dois aller voir demain matin.

Suivant ce monsieur, l’oppidum gaulois, si longuement assiégé par l’armée de César, a été remplacé par Locmariaker. Ce chétif village occupe le site de Dorioricum. J’ai vu le matin, avant de partir, la cathédrale de Vannes, où se trouvent les tombeaux de saint Vincent Ferrier et de l’évêque Bertin.


— Auray, le 6 juillet.

Ce matin, à cinq heures, en partant de Vannes pour Auray, il faisait un véritable temps druidique. D’ailleurs la fatigue d’hier me disposait admirablement à la sensation du triste. Un grand vent emportait de gros nuages courant fort bas dans un ciel profondément obscurci ; une pluie froide venait par rafales, et arrêtait presque les chevaux. Sur quoi je me suis endormi profondément. À Auray, j’ai trouvé un petit cabriolet qui ne me défendait nullement contre ce climat ennemi de l’homme ; et le conducteur du cabriolet était plus triste que le temps. Nous nous sommes mis en route. De temps à autre, j’apercevais un rivage désolé ; une mer grise brisait au loin sur de grands bancs de sable, image de la misère et du danger. Il faut convenir qu’au milieu de tout cela, une colonne corinthienne eût été un contre-sens. En passant près de quelque petite église désolée, il eût fallu entendre moduler peu distinctement, par l’orgue, quelque cantilène plaintive de Mozart.

Mon guide, silencieux et morose, dirigeait son mauvais cabriolet sur le clocher du village d’Erdéven, au nord-ouest de l’entrée de cette fatale presqu’île de Quiberon, où des Français mirent à mort légalement tant de Français qui se battaient contre la patrie.

Si l’on peut perdre de vue la catastrophe sinistre qui suivit