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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

peut-être par communiquer ce zèle à toutes les mères de famille de 1850. On m’assure que la charte, le gouvernement des deux chambres, et surtout les journaux, sont représentés aux enfants comme des œuvres du démon. Ces sœurs n’ont pas de rivales pour l’éducation des femmes, tandis que les ignorantins trouvent sur leur chemin les écoles d’enseignement mutuel, et beaucoup d’autres ; mais à la vérité on s’arrange pour qu’ils coûtent toujours moins cher.

À mesure que l’on s’élève vers le Sapey, la végétation s’appauvrit, les arbres deviennent petits et rabougris. On rencontre des paysans qui crient à tue-tête et appellent leurs deux vaches par leurs noms, en les piquant avec de longs aiguillons de fer ; ces pauvres bêtes maigres conduisent au marché de Grenoble des trains de bois : trente ou quarante petits troncs de fuyards, percés vers la racine à coups de hache, sont liés ensemble par des riortes (liens d’osier). Ces troncs d’arbres, dont la tête est portée par deux roues, traînent sur les chemins et les abîment. Mais comment avoir le courage de prohiber cette industrie ? C’est la seule ressource qu’aient ces montagnards pour avoir un peu d’argent et payer les impôts ; ces impôts qui, à Paris, bâtissent des palais d’Orsay inutiles. J’ai des idées tristes. Réellement, nos nègres des colonies sont mille fois plus heureux qu’un grand quart des paysans de France.

Comme j’arrivais au Sapey, je me suis arrêté dans le chemin, large de six pieds, pour laisser passer une nombreuse société de Grenoblois qui montaient à la Chartreuse. J’ai compté six dames toutes jeunes ; il faut du courage à une femme pour entreprendre cette course. Par bonheur je m’étais trouvé à la vogue de Mont-Fleury avec une de ces dames et son mari, et j’avais une lettre de recommandation non encore remise pour un autre de ces messieurs. L’espèce de désert triste que nous traversions, et qui commençait à faire impression sur l’imagination de ces jeunes femmes, m’a permis de faire valoir tous ces titres.

Nous n’avons trouvé de grands arbres qu’en approchant de la