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ŒUVRES DE STENDHAL.

néral, ont tour à tour servi de point de mire à la finesse grenobloise.

Ce dernier a laissé dans le pays une réputation de haute éloquence, et, ce qu’il y a d’incroyable, c’est qu’on dit que cette éloquence était simple, naturelle, et n’avait d’autre affectation qu’un excessif néologisme.

Dans un procès célèbre, où une femme jeune, jolie et pieuse, demandait à être séparée de son mari, l’intérêt était si vif, que dès huit heures du matin les dames de Grenoble occupaient toutes les places de la vaste salle d’audience. M. Hennequin parla fort bien le premier jour ; le second, M. Sauzet, parla encore mieux. Tout le monde se disait : « Ce pauvre M. Ménard, si simple, si modeste, va être écrasé. » Il prit la parole et ne s’écarta presque pas du ton simple de la conversation. On ne respirait pas, pour pouvoir l’écouter, me disait ce soir madame N. Il changea toutes les idées qu’on avait sur ce procès ; et enfin, quand il eut fini, malgré le respect dû à la cour de justice, il fut applaudi avec enthousiasme. Pourquoi M. Ménard n’est-il pas à la chambre ?


— Fourvoirie, le 1er septembre 1837.

De Grenoble j’avais écrit à Saint-Laurent-du-Pont, de l’autre côté de la grande Chartreuse, d’où l’on m’a envoyé deux mulets au Sapey. Hier matin, à quatre heures, à porte ouvrante, je suis parti de Grenoble avec deux chevaux, l’un pour moi, l’autre pour mon guide. Je n’avais nul besoin de guide, car il est impossible de s’égarer dans un chemin de montagne qui suit toujours le fond d’une vallée, ou grimpe en zigzag le long d’une pente rapide. Mais j’aime de passion à faire jaser un guide ; l’hypocrisie qui règne depuis vingt ans n’a pas encore pénétré dans ces basses classes. Tout en cheminant, je parle des sujets dont on s’entretient dans le pays ; et j’obtiens ainsi sur toutes choses les jugements du peuple. Ils m’étonnent quelquefois et m’intéressent toujours. Je rencontre presque à chaque phrase des traits d’ignorance risible ; mais ces jugements ne sont jamais influencés par