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ŒUVRES DE STENDHAL.

ruiné pour avoir reçu l’empereur avec enthousiasme. Je remarque que je n’ai jamais vu de soldat de l’armée d’Égypte parler de Napoléon sans pleurer.

Quoi qu’en puissent dire les gens qui écrivent l’histoire avec des phrases plus ou moins sonores et sans sortir de Paris, il n’y eut point à Grenoble, ce jour-là, de signe extérieur d’enthousiasme ; tandis qu’un enthousiasme allant jusqu’au délire et à l’attendrissement s’était emparé des habitants de La Mure, de Mens, de Vizille et des autres lieux placés sur la route, ou seulement à portée de la route parcourue par l’empereur. Des paysans de ces villages le suivirent jusque sous les murs de Grenoble, pensant qu’il faudrait s’y battre ; ils craignaient pour l’empereur, autour duquel ils ne voyaient pas trois cents hommes.

À Grenoble, il n’y eut en apparence que de la curiosité : ce fut à peu près comme dans les journées de juillet à Paris, la dernière classe seule écouta son cœur, sans songer à la prudence. Beaucoup de Grenoblois se disaient : L’empereur peut être arrêté à Lyon par l’armée qui s’y rassemble, ou tué d’un coup de fusil par quelque soldat royaliste, et en ce cas-là nous aurons ici des commissions militaires avant quinze jours. Il y eut peu de cris de Vive l’empereur ! sous les fenêtres de La Barre, et ils partaient des gens de la dernière classe. Le lendemain vers midi, l’empereur passa la revue des troupes sur la place Grenelle. L’enthousiasme des soldats contrastait encore vivement avec la froideur des habitants ; toutefois plusieurs de ceux-ci avaient oublié toute prudence, et n’écoutaient que leur cœur. Ils étaient excités par le brave Apollinaire Eimery, médecin de l’empereur, né à Grenoble, et qui arrivait avec lui de l’île d’Elbe.

M. de La Grée était un bon prêtre, excessivement naïf, curé de Notre-Dame, où il faisait souvent des sermons excessivement longs, et dans lesquels il répétait à satiété les figures de rhétorique les plus énergiques. On riait beaucoup à ses sermons ;