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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

tourna vers l’empereur. Les choses en restèrent là pendant une heure, suivant l’un de mes paysans, et pendant une demi-heure seulement, s’il faut en croire les deux autres.

Il est probable que le général Marchand avait composé ce bataillon de ce qu’il avait de plus vigoureux dans la garnison de Grenoble, et qu’il en avait donné le commandement à l’officier le plus ferme et le plus inaccessible à l’enthousiasme pour l’empereur.

Mais les soldats voyaient leur empereur depuis une heure, il était à une petite portée de fusil. Si tout le bataillon fait feu sur lui en même temps, il tombe, il n’y a pas de doute, se disaient les soldats ; et voyez comme il est tranquille : il sait bien que nous ne le tuerons pas.

La probabilité de faire feu sur l’empereur était tellement loin de toutes les imaginations, que l’espace qui s’étendait entre l’empereur et le bataillon se remplit rapidement d’une foule de paysans. Ils ne cachaient point leur enthousiasme et distribuaient aux soldats du bataillon les proclamations de l’empereur.

À ce moment on vit un jeune officier arriver au galop de Lafrey. Mes paysans ne savent pas son nom, mais on peut supposer que c’était M. Randon, aide de camp du général Marchand.

Peu après, Napoléon s’avança vers le bataillon et prononça les phrases que l’on trouve au bulletin. « Il ouvrit sa redingote, disent les paysans, et eut bien le courage de dire en découvrant sa poitrine : — Si quelqu’un de vous veut tuer son empereur, qu’il tire. »

Il y avait une petite avant-garde composée de quelques hommes placés en avant du bataillon ; l’aide de camp fit le commandement de en joue et feu. Un des soldats se trouvait à demi-portée de Napoléon et l’avait mis en joue. En entendant le commandement de feu il retourna la tête, et dit : Est-ce mon chef de bataillon qui me commande de faire feu ?

Feu ; répéta l’aide de camp.

Le soldat répliqua : Je tirerai si mon chef de bataillon me dit de faire feu.