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ŒUVRES DE STENDHAL.

il avait bivouaqué avec sa petite troupe sur une colline, dans les environs de La Mure. Le véritable point de défense contre lui était le pont de Ponthaud, à une lieue au midi de La Mure. Ce pont ne fut pas occupé. Napoléon partit sur les dix heures du matin : il vint au village de Pierre-Châtel, ensuite au village de Petit-Chat ; il suivit la montée du chemin qui conduit à Lafrey, et enfin arriva au point culminant. Là il n’y a de place que pour la route entre la montagne et le grand lac de Lafrey.

Arrivé à ce point culminant, il aperçut le bataillon des troupes royales qui barrait la route ; le sort de la France et le sien allaient se décider. Il suivit encore pendant quelque temps la route qui descend vers Lafrey. Puis, avec sa petite troupe, il fit un à droite, entra dans le pré, et vint occuper la position qui sera un jour marquée par une statue. Le nombre de ses soldats ne s’élevait guère qu’à deux cents ; beaucoup étaient restés en arrière : mais cette petite troupe marchait environnée de paysans remplis d’enthousiasme.

Un quart d’heure après qu’il fut arrivé au point que nous avons marqué par une grande branche de saule, Napoléon envoya le général Bertrand au bataillon des troupes royales. Le général Bertrand trouva que le chef de bataillon qui commandait avait été en Égypte, et même avait été décoré par Napoléon ; mais ce brave homme lui annonça que, la France obéissant maintenant à un roi, il ferait feu sur les ennemis du roi qui s’avanceraient vers son bataillon.

— Mais, dit le général Bertrand, si l’empereur se présentait lui-même à vous, que feriez-vous ? Auriez-vous bien le courage de tirer sur lui ?

— Je ferais mon devoir, répondit le chef de bataillon.

Un des paysans que j’interroge se trouvait entre la position occupée par le bataillon et celle que l’empereur avait prise : il croit que le général Bertrand essaya de parler à quelques officiers, et même aux soldats ; ce qui eût autorisé le feu sur lui : mais le général ne réussit pas à produire un mouvement. Il re-