Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, II, Lévy, 1854.djvu/147

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
141
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Dès que l’on trouve un pont hardi au milieu des précipices de ces hautes montagnes, on est sûr que le guide va répondre qu’il fut fait par Lesdiguières ; s’il y a une rue bien tracée à Grenoble, elle fut bâtie par Lesdiguières, et il fit la guerre toute sa vie.


— Grenoble, le 23 août.

Je me suis mis dans la tête de connaître non le prix marchand, mais le prix de revient de tous les fers de France. En payant comptant en or et sur place on peut obtenir des rabais.

Après une journée consacrée tout entière au travail et à discuter des marchés, ce qui n’est pas une petite affaire en ce pays, et demande une patience et une prudence au-dessus de tout éloge, je vais le soir à Sassenage ; c’est une course d’une heure et demie. On me loue cinq francs une calèche à un cheval. Je vois 1° les cascades de Furon, torrent qui est superbe en ce moment ; 2° les caves qui passaient pour une merveille du temps du vieux Chorier ; il est fort difficile d’y monter, et encore plus d’en descendre : la princesse Christine, reine d’Espagne, tomba en en descendant ; 3° le château de M. de Bérenger ; 4° le tombeau de Lesdiguières. Furon et les caves mériteraient dix pages. Mais si l’on cédait à la tentation de parler du beau en ce pays, on ferait des volumes.

J’ai admiré en passant, à l’aller et au retour, le fameux pont du Drac, chef-d’œuvre de M. Crozet, ingénieur en chef de l’Isère, construit bien avant les ponts suspendus de Paris qui auraient bien dû le copier ; il a cent trente-cinq mètres d’ouverture entre les deux points de suspension, le tablier a cent trente mètres ; il a fallu cent quinze mille kilogrammes de fer qui, rendus à pied d’œuvre, ont coûté soixante-quinze mille francs, à soixante-cinq francs le quintal métrique. Ce fer fut fourni par MM. Michel de la Roche (Haute-Marne). Les barres, de cinq mètres avec masses de trois à quatre livres à chaque bout, devaient subir de fortes épreuves, et l’on ne recevait pas les barres qui se cassaient.