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ŒUVRES DE STENDHAL.

Après le bourg d’Oysans on arrive à Briançon ; la terre de ce pays est couverte de neige ou gelée pendant cinq mois de l’année. Les paysans se répandent dans les villages de la Provence et de la partie la moins froide du Dauphiné ; ils enseignent à lire aux enfants ; plusieurs montrent même les premiers éléments du latin ; on leur donne pour cela la nourriture et cinq ou six sous par jour. Ces Bits ne me semblent rien moins qu’aimables ; ils sont réservés, taciturnes, excessivement prudents, étrangers à tout entraînement, et seraient très-propres à faire de bons prêtres.

Après deux heures de route, je suis arrivé à Vizille, berceau de la liberté française. Là se tinrent les fameux États du Dauphiné, en 1788.

La cour de Louis XVI, un peu effrayée des cris obstinés des Dauphinois, autorisa le rétablissement des États de cette province ; ce fut un acte de faiblesse. Si Louis XVI n’avait pas affecté de laisser tomber en désuétude les États du Dauphiné, la révolution de 1789, au lieu d’être une cascade, n’eût été qu’une pente douce ; mais nous serions moins libres en 1837.

Il y eut une première assemblée à Vizille, où l’on ne traita que des affaires de la province, mais en se permettant des déclamations qui durent sembler bien étranges et bien offensantes à la cour.

Les Dauphinois ont au fond du cœur une fibre républicaine. On sait qu’ils formèrent un État indépendant jusqu’en 1349. À cette époque, ils furent réunis à la France par une manœuvre ministérielle, et sans qu’il y eût le moindre enthousiasme de leur part. Un siècle après (1453), ils furent administrés par cet homme d’un génie sombre, le Tibère et le Domitien des temps modernes, qui fut depuis Louis XI. Le dauphin Louis, fuyant la cour de son père, s’était réfugié dans son apanage. On le lui enleva. Pendant un siècle le Dauphiné fut très-froid pour les rois de France ; puis vint Lesdiguières, qui toute sa vie régna en maître absolu sur ses compatriotes, mais en excitant et satisfaisant