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ŒUVRES DE STENDHAL.

portes, au grand détriment des pauvres voyageurs attardés.

Hier soir J’entendais de loin, et mon postillon aussi, la cloche de la grande église de Grenoble, qui sonne à dix heures et annonce la fermeture des portes ; ils appellent cela le saint. Le postillon, sans me rien dire et d’un air sournois, poussait ses chevaux le plus qu’il pouvait.

Nous arrivons au galop à la porte de Trèscloître, juste cinq minutes après qu’elle venait d’être fermée : le pourparler avec le portier a d’abord été très-difficile à établir, et ensuite n’a mené à rien.

Il y a là un vilain faubourg qui m’a fait penser aux insectes ; j’ai rétrogradé ferme, et suis venu coucher dans une auberge de Gières ; c’est une grosse maison sur la route. Je n’ai point fait le fier ; au lieu de rester, en attendant le souper, dans ma chambre, qui avait en guise de vitres à la fenêtre du papier huilé, je suis descendu à la cuisine, où j’entendais nombreuse compagnie.

Dans ces montagnes, souvent même au milieu de l’été, il s’élève le soir un petit vent frais, qui rend fort agréable le feu de la cuisine. De quelque côté qu’il lui plaise de descendre, ce vent, qui vient de passer sur ces hautes chaînes de montagnes couvertes de neige onze mois de l’année, emporte une partie de leur froidure. La société assez nombreuse, et où je distinguais de jeunes femmes fort rieuses, se tenait à une certaine distance d’un joli feu de sarments (dépouille de la vigne quand on la taille en février), feu vif qui servait à préparer mon souper.

Le ciel m’a donné le talent de me faire bien venir des paysans ; pour cela, il ne faut parler ni trop ni trop peu, surtout ne point affecter une totale égalité. Enfin hier soir j’ai réussi, et j’ai frémi à des contes de revenants jusqu’à une heure du matin ; ma soirée a été charmante.

Il s’agissait d’un chartreux qui avait volé le trésor d’un paysan, de concert avec sa jolie femme qui avait des bontés pour lui. Il enterra le trésor, puis fut malade, ne put sortir de son cou-