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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.


— Grenoble, le 7 août.

Je pars de Tullins à six heures du matin, et à sept je suis à Rives ; je longe la Fure, qui est toute couverte d’usines, où l’on affine la fonte pour la changer en fer, ou, mieux, en acier.

Je vois la superbe papeterie de MM. Blanchet. Ces messieurs m’offrent l’hospitalité dans leur beau parc, avec une bienveillance naturelle et simple : j’accepte sur-le-champ. Au lieu du séjour dans une auberge sale, j’ai passé toute la chaleur du jour, qui était accablante, dans un site délicieux, qui continue le paysage des grandes montagnes qui m’environnent de toutes parts. Cette invitation de MM. Blanchet était tout simplement ce qui pouvait m’arriver de plus agréable. J’aurais été prince, qu’on n’eût pu m’offrir rien de plus aimable. Comment peindre la fraîcheur ventilata et les grands frênes de ce parc, traversés en tous sens par des branches de la Fure ? Il y a un joli petit pont suspendu sur l’une de ces branches.


— Grenoble, le 8 août 1857.

C’est par Moirans et Voreppe que je suis arrivé à Grenoble ; je loge rue Montorge, chez Blanc, hôtel des Trois Dauphins, dans la chambre n°2, qu’occupa Napoléon à son retour de l’île d’Elbe. C’est sous les fenêtres de cette chambre que les jeunes gens de la ville lui apportèrent, dit-on, les énormes vantaux en bois de la porte de Bonne, qui avait eu le tort de se fermer un instant devant lui. C’est dans la chambre où j’écris qu’un jeune juge de Grenoble, M. Joseph Rey, osa lui dire que la France l’aimait comme un grand homme, l’admirait comme un savant général, mais ne voulait plus du dictateur qui, en créant une nouvelle noblesse, avait cherché à rétablir tous les abus presque oubliés. Le discours de M. Rey, qui pouvait avoir cinquante lignes, fut imprimé en deux heures et à vingt mille exemplaires, et le soir tous les Grenoblois le répétaient à Napoléon. S’il eût compris cette voix du peuple, lui ou son fils régnerait encore, mais la