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ŒUVRES DE STENDHAL.

l’Angleterre gaie ; tandis que l’unique affaire de la vie d’un Anglais est de tâcher de grimper au rang supérieur, et de ne pas laisser envahir le sien ! Six heures sonnaient comme je changeais de chevaux à Saint-Marcellin ; j’ai pu encore aller coucher à Tullins, chez M. Guizard, maître de poste, auquel M. Buisson m’avait recommandé.

Mais avant d’arriver à Tullins j’ai trouvé une surprise délicieuse ; par bonheur, personne ne m’avait averti. Je suis arrivé tout à coup à une des plus belles vues du monde. C’est après avoir passé le petit village de Cras, en commençant à descendre vers Tullins. Tout à coup se découvre à vos yeux un immense paysage, comparable aux plus riches du Titien Sur le premier plan, le château de Vourey. À droite, l’Isère, serpentant à l’infini, jusqu’à l’extrémité de l’horizon, et jusqu’à Grenoble. Cette rivière, fort large, arrose la plaine la plus fertile, la mieux cultivée, la mieux plantée, et de la plus riche verdure. Au-dessus de cette plaine, la plus magnifique peut-être dont la France puisse se vanter, c’est la chaîne des Alpes, et des pics de granit se dessinant en rouge noir sur des neiges éternelles, qui n’ont pu tenir sur leurs parois trop rapides. On a devant soi le Grand Som et les belles montagnes de la Chartreuse ; à gauche, des coteaux boisés aux formes hardies. Le genre ennuyeux semble banni de ces belles contrées.

Je ne conçois pas la force de végétation de ces champs couverts d’arbres rapprochés, vigoureux, touffus ; et là-dessous il y a du blé, du chanvre, les plus belles récoltes. Je n’ai rien vu de plus étonnant en courant la sublime Lombardie, ou à Naples, dans la terre de Labour. La montagne que l’on descend à Cras fait partie de la chaîne du Jura, qui court de Bâle à Fontaneille, près Sault, dans le bas Dauphiné. J’ai dit au postillon que j’avais un éblouissement, et que je voulais marcher ; il est allé m’attendre, sans répliquer un mot, au bas de la descente. Ainsi rien n’a gâté mon bonheur.