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ŒUVRES DE STENDHAL.

prisonniers de cadeaux. En vérité, me dit M. Buisson, ce qu’il y aurait de plus sage, ce serait d’enlever cinquante Arabes de quarante ans, et de les conduire à Paris, où on leur donnerait un logement aux Invalides et dix francs par jour. De retour dans l’Atlas, ils diraient ce qu’ils ont vu. Jusque-là, avec tant d’esprit, notre vanité inquiète n’aura réussi qu’à se faire complètement mépriser par la gravité arabe.

L’empereur de Maroc, me dit M. Buisson, est un janséniste de cinquante ans, commandant à une société de jansénistes moroses. C’est par humilité musulmane qu’il porte le même vêtement simple que ses sujets. Ce qui les choque le plus chez les Français, c’est cette horrible habitude de s’arrêter contre un mur pour satisfaire un petit besoin.

— Mais voilà qui est anglais, disais-je à M. B.

— En fait de gravité et de décence théâtrale, les gens de Maroc, a repris M. B., en remontreraient aux Momiers. Quoique l’empereur qui règne à Maroc en 1837 ait les lèvres grosses et le teint d’un mulâtre, il n’en descend pas moins de Mahomet, et nourrit, en conséquence, un mépris infini pour le Grand-Turc, qui n’est à ses yeux qu’un homme dégénéré, et presque un infidèle.

Malgré l’extrême piété qui règne dans le Maroc, on trouve fort bien à faire assassiner un homme pour vingt-deux sous (une piécette). La religion de Mahomet, assez sage au fond, a dégénéré en pratiques, comme celle des Calabrois. Les montagnards du Maroc offrent encore exactement les mœurs décrites dans la Bible, et qui nous donnent des préceptes de morale. Un seul usage nouveau s’est introduit parmi eux, ils ont des fusils qu’ils fabriquent eux-mêmes.

Le comble des félicités humaines, pour un habitant du Maroc, c’est d’avoir des chevaux, des fusils et de la poudre ; beaucoup de poudre. Pour honorer un étranger, ils arrivent à lui ventre à terre, et lui tirent leur coup de fusil chargé à balle à deux pieds au-dessus de la tête. Ils n’y entendent pas trop malice ; ils por-