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ŒUVRES DE STENDHAL.

avait préparé le règne de princes élégants et chevaleresques, qui donnent tant de grâces à l’histoire de Provence. Raymond V tint à Beaucaire, en 1172, une cour plénière où chaque chevalier chercha à briller par sa magnificence. Raimbaud fit tracer, par douze paires de bœufs, de longs sillons dans les cours et les environs du château ; il y fit semer trente mille sous (chaque sou valait un franc d’aujourd’hui).

Guillaume Grosmartel fit apprêter à la flamme de flambeaux de cire tous les mets destines à sa table et à la nourriture de trois cents chevaliers. Cette folie eût bien surpris un Grec contemporain d’Aspasie. Aspasie était agréable, mais n’était pas juge du mérite. Nous revenons au temps d’Aspasie.

Raymond de Venoux fit brûler devant la cour trente des plus beaux chevaux qu’il avait amenés.

Un jour, à Beaucaire, nous montâmes à cet antique château si renommé dans les historiens de chevalerie ; il n’en reste que des ruines : Louis XIII le fit abattre en 1632. Du haut de ce monticule, le passage est assez joli ; le magnifique Rhône et le singulier château de Tarascon lui ôtent ce qu’il pourrait présenter de commun. Les Languedociens l’appellent Bel-caire ; ces deux mots pris séparément, signifient Beau quartier.

Deux choses ont contrarié pour moi les plaisirs de Beaucaire ; mais oserai-je les nommer ? C’est le mistral d’abord, puis les puces : c’est l’ennemi que je redoute le plus ; j’aimerais cent fois mieux des brigands sur les routes. Quand le mistral cessait un peu, je me promenais sur le magnifique pont en fil de fer qui conduit à Tarascon ; il a quatre cent quarante mètres de longueur, a coûté huit cent mille francs, et rend à ses propriétaires cent mille francs par an. Je suis ravi de voir réussir une entreprise belle et hardie.

Nous avions un savant à Beaucaire ; il est instruit, mais outrageusement pédant ; il nous disait qu’il a compté en provençal trois mille mots qui ne sont pas d’origine latine. Dun en celtique veut dire élévation ; nous avons conservé dune. De là les