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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

tant de denrées de toutes les sortes, c’est le ton réservé de rigueur à Paris. Je le dis en rougissant, tout le monde dit et fait des farces.

Beaucaire est une petite et fort laide ville ; on dit qu’il n’y a rien de si triste au monde hors le temps de la foire. On loue les maisons, les cours, les baraques d’une année à l’autre, et le prix excessif des loyers suffit aux Boukeirens (comme disent les Provençaux) pour les faire vivre toute l’année. Aussi se gardent-ils bien de se livrer à aucune industrie ; ils ont horreur de toute espèce de travail, et partant bâillent beaucoup. Pour se faire vêtir ou chausser, ils attendent le retour de la foire. On me dit que le savant Millin, parlant de Beaucaire, a décrit avec beaucoup de détails une église détruite dix ans avant son passage.


— Tarascon, le 28 juillet.

Enfin le mistral, qui nous a vexés à peu près tout le temps de la foire, nous donne quelque relâche.

Le judicieux Adam Smith prétend que l’existence des foires indique l’enfance du commerce ; je ne sais comment concilier cette assertion avec la vogue actuelle des foires de Leipzig, de Beaucaire et de Sinigaglia. Je ne concevrais les foires que pour les dépenses du luxe ; un homme se laisse tenter et fait des cadeaux à la femme qui l’intéresse. Je monte à la plate-forme du joli château de Tarascon ; sa forme élégante, qu’on aperçoit de Beaucaire, donne un relief infini à la belle vue du Rhône.

Beaucaire est célèbre dans les écrits des troubadours. Là se passa la charmante histoire d’Aucassin et Nicolette, qui était fille adoptive du vicomte de Beaucaire. C’est ici qu’il faudrait étudier l’histoire de la chevalerie. Tout à coup les hommes s’avisèrent d’oublier l’utilité réelle et de prendre les femmes pour juges de leur mérite. Nous nous guérissons trop de cette aimable erreur, dont la fashion et M. Brummel sont la dernière forme. Être noble ne suffit plus, il faut être fashionable.

La civilisation répandue au loin par la république de Marseille