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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.


Je me suis convaincu l’an passé, à Lyon et à Marseille, que, pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre ou sur les soies, un livre écrit en style simple est obscur ; il a réellement besoin d’en trouver le commentaire et l’explication dans son journal. Il comprend davantage le style emphatique : le néologisme l’étonne, l’amuse, et fait beauté pour lui.

Pour juger sainement de la perfection d’une langue, il ne faut pas prendre les chefs-d’œuvre ; le génie fait illusion. À mes yeux, la perfection du français se trouve dans les traductions publiées vers 1670 par les solitaires de Port-Royal. Eh bien ! c’est justement ce français-là que les négociants de Marseille et de Lyon comprennent le moins ; d’ailleurs ils craindraient de se déshonorer en approuvant quelque chose qui, à leurs yeux, a l’air si facile. On rencontre partout le rat de cave de Fielding.

Les hommes que je contre-passe sur les routes, près de Dijon, sont petits, secs, vifs, colorés ; on voit que le bon vin gouverne tous ces tempéraments. Or, pour faire un homme supérieur, ce n’est pas assez d’une tête logique, il faut un certain tempérament fougueux.

Dijon, petite ville de trente mille âmes, a donné à la France Bossuet, Buffon, Crébillon, Piron, Guilon-Morveau, Rameau, le président de Brosses, auteur des Lettres sur l’Italie[1] ; et de nos jours madame Ancelot : tandis que Lyon, ville de cent soixante-dix mille habitants, n’a produit que deux hommes : Ampère et Lémonley.

À la sortie de Dijon, je regarde de tous mes yeux cette fameuse Côte-d’Or si célèbre en Europe. Il faut se rappeler le vers :

Les personnes d’esprit sont-elles jamais laides ?

Sans ses vins admirables, je trouverais que rien au monde

  1. Dont M. Colomb vient de donner une bonne édition, 1836, Levavasseur. Ce consciencieux éditeur est allé en Italie pour corriger sur place le texte du président de Brosses, étrangement défiguré dans la première et incomplète édition de 1799.