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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

m’en coûte de le dire, je voudrais me tromper, mais je ne vois plus rien de généreux.

Chacun veut faire fortune, et une fortune énorme, et bien vite, et sans travailler. De là, dans le Midi surtout, jalousie extrême envers l’homme qui a su accrocher du gouvernement une place de six mille francs ou même de trois mille ; on ne considère point qu’il donne en échange son travail et son temps, qu’il pourrait employer à gagner de l’argent par le barreau ou dans le commerce. On regarde tout fonctionnaire public comme un escroc qui s’empare de l’argent du gouvernement.

Ces façons de voir ridicules se rencontrent rarement dans la partie civilisée de la France, que je placerais au nord d’une ligne qui s’étendrait de Dijon à Nantes. Au midi de cette barrière, je ne vois d’exception que Grenoble et Bordeaux ; Grenoble s’est un peu élevée au-dessus de l’atmosphère de préjugés qui l’environne par la raison profonde, et Bordeaux par les saillies de l’esprit. On sait lire dans la patrie de Montesquieu et dans celle de Barnave.

Mais, même en négligeant l’effet que le gouvernement produit sur les sept ou huit grandes divisions caractéristiques de la France, il faudrait passer un an au moins dans chacune de ces divisions pour les connaître même médiocrement, et encore faudrait-il y être préfet ou procureur général.

Ce qui rend cette étude infiniment plus difficile pour nous autres habitants de Paris, c’est que rien ne nous prépare ici à ce qui existe en province. Paris est une république. L’homme qui a de quoi vivre et qui ne demande rien ne rencontre jamais le gouvernement. Qui songe parmi nous à s’enquérir du caractère de M. le préfet ?

Il y a plus : le ministère donne-t-il la croix à un sot bien notoirement inepte, nous rions à Paris ; et il n’y aurait pas à rire si la croix était donnée au mieux méritant : le ministère prend soin de nos plaisirs. En province, on s’indigne à un tel specta-