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ŒUVRES DE STENDHAL.

L’ingénieur avait fait passer sa route contre la dernière maison d’un village ; on l’a forcé à la faire passer dans le village, où cette malheureuse route rencontre deux angles droits dont elle doit parcourir les côtés. Je n’en finirais pas si je voulais raconter toutes les absurdités du grand travail qu’on exécute en ce moment. Tel est l’effet de l’aristocratie du cabaret. Nous voici déjà en Amérique, obligés de faire la cour à la partie la plus déraisonnable de la population.

D’où je conclus qu’il ne faut point acheter de terre, mais seulement en prendre une en location pour quatre ou cinq ans, et placer son bien à Paris en maisons bien assurées contre l’incendie. Il est vrai qu’avec une terre on peut se faire nommer député. En ce cas, si vous achetez au midi de la ligne qui s’étend de Besançon à Nantes, jurez-vous de ne jamais prendre d’humeur quoi qu’on vous fasse. Malgré l’esprit processif, si j’étais riche et réduit à acheter en province, je préférerais la Normandie, comme pays plus civilisé et où l’on cherche moins à faire à son voisin un mal inutile à qui le fait.


— Bourgogne, le 27 avril.

Il y avait beaucoup de monde ce soir chez madame Banville : on parlait d’histoires d’amour ; et les dames ont tourmenté M. le président N… pour qu’il racontât l’histoire d’un pauvre ouvrier en sabots, nommé Marandon, célèbre dans le pays. M. N… a eu beau protester qu’elle n’avait rien d’extraordinaire, les personnes qui remplissaient le salon aimaient les récits tragiques en ce moment, et il a été forcé de parler. Et moi, en rentrant dans ma chambre, je me donne la peine d’écrire cette histoire. Elle est rigoureusement vraie dans tous ses détails ; mais a-t-elle un autre mérite ? Dans ces moments de philosophie rêveuse où l’esprit, non troublé par aucune passion, jouit avec une sorte de plaisir de sa tranquillité, et réfléchit aux bizarreries du cœur humain, il peut prendre pour base de ses calculs des histoires telles que celle-ci.