Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
41
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Tout le monde voudrait nommer député cet avocat auquel je crois des principes politiques modérés, et qui est de bien loin la meilleure tête du département. Mais il est trop pauvre ; il vit lui et sa famille avec huit mille francs que lui vaut son cabinet, et qu’il ne gagnerait plus s’il allait à Paris.

L’homme pauvre à vingt ans est le seul qui travaille. Quand on voudra des députés qui puissent faire une loi sur les douanes ou sur les chemins de fer, il faudra allouer à ces messieurs quarante francs par chaque séance à laquelle ils auront assisté.


— Nivernais, le 19 avril.

Ouvrez l’Almanach royal de 1829, vous verrez la noblesse occuper toutes les places ; maintenant elle vit à la campagne, ne mange que les deux tiers de son revenu et améliore ses terres. Ce serait une vie heureuse si elle ne songeait qu’à ses terres. Outre les fermes, chaque propriétaire a une réserve de cent cinquante arpents qu’il fait valoir ; beaucoup achètent tout ce qui est à vendre autour deux, et dans dix ans ces messieurs auront refait des terres magnifiques.

C’est un bonheur que de les rencontrer : on trouve chez eux un ton d’exquise politesse que l’on chercherait vainement ailleurs, et surtout chez les nouveaux riches. Mais, si la forme de leur conversation est agréable et légère, elle finit par attrister, car au fond il y a un peu d’humeur.

Par la position qu’ils se sont faite depuis 1830, les hommes les plus aimables de France voient passer la vie, mais ils ne vivent pas. Les jeunes gens ne donnent pas un coup de sabre à Constantine, les hommes de cinquante ans n’administrent pas une préfecture, et la France y perd, car beaucoup connaissaient fort bien les lois et règlements, et tous avaient des salons agréables, et n’étaient grossiers que quand ils le voulaient bien. Pour un homme bien né, être grossier c’est comme parler une langue étrangère, qu’il a fallu apprendre et qu’on ne parle jamais avec aisance. Que de gens haut placés parlent cette langue aujourd’hui avec une rare facilité !