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ŒUVRES DE STENDHAL.

tique ; elle nuit aux arts et aux lettres : voici comment. Un bon médecin n’est plus connu par les cures qu’il fait dans la ville ; pour avoir des malades, il est obligé de faire le charlatan dans le journal. Il donne des soins à la famille du directeur de ce journal, et lui fournit le fond de l’article à sa gloire, que l’autre polit et arrange. Ainsi un homme d’un esprit aimable, accoutumé à faire des phrases coulantes, et à les couronner par un mot piquant, dispose de la réputation du médecin, du peintre, etc. N’est-ce pas le journal qui a fait la réputation de Girodet ?

Le journal, excellent, nécessaire pour les intérêts politiques, empoisonne par le charlatanisme la littérature et les beaux arts. Dès qu’un grand homme créé par le journal meurt, sa gloire meurt avec lui ; voyez Girodet : mais Prudhon, contemporain de Girodet, n’était pas apprécié, et ne possédait pas un sou pour passer le pont des Arts (je l’ai vu).

Dans les villes non sujettes au journal, à Milan, par exemple, tout le monde va voir le tableau avant de lire l’article, et le journaliste doit bien se tenir pour n’être pas ridicule en parlant d’un tableau sur lequel tout le monde a une opinion.

De la nécessité politique du journal dans les grandes villes naît la triste nécessité du charlatanisme, seule et unique religion du dix-neuvième siècle.

Quel est l’homme de mérite qui n’avoue en rougissant qu’il a eu besoin de charlatanisme pour percer ? De là ce vernis de comédie nécessaire, qui donne je ne sais quoi de faux et même de méchant aux habitudes sociales des Parisiens. Le naturel y perd un homme, les habiles s’imaginent qu’il n’a pas assez d’esprit, même pour jouer ce petit bout de comédie nécessaire.

Hélas ! oui, nécessaire. Vous aimez à avoir la tête soutenue, vous paraissez sur le boulevard avec une cravate trop haute, tout le monde dira que vous êtes insolent. Impossible de déraciner cette vérité. Mais, politiquement parlant, notre liberté n’a pas d’autre garantie que le journal. C’est par le mécanisme que