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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Les habitants de Nantes et de Bordeaux s’en prennent à la chambre des députés, qui, disent-ils, en 1837, n’a pas voulu voter les chemins de fer, parce qu’ils donneraient à la province une partie des avantages de Paris.

— Oui, leur dis-je, vous viendrez jouer à la Bourse.

Ces messieurs prétendent que la chambre a fait preuve d’une grande ignorance ; mais cette ignorance, à l’égard des chemins de fer, est générale en France, tandis qu’à Liège et à Bruxelles, tout le monde comprend cette question. Est-ce la faute de la chambre, si la France n’a pas d’hommes comme M. Meus ? En France, les négociants gagnent de l’argent par routine, mais se moquent fort de l’économie politique. Quel est le négociant millionnaire qui ait lu Say, Malthus, Ricardo, Macaulay ? Il résulte de là que, dès qu’il faut s’occuper d’une chose nouvelle, on ne sait que dire ni que faire. Remarquez que, pour les choses d’association, il ne s’agit pas de la supériorité d’un homme : l’envie en ferait bien vite justice. Il faut que quatre-vingts ou cent hommes soient à la hauteur de la science et au delà de la routine.

Les chemins de fer facilitent le commerce ; mais, à l’exception du nombre des voyageurs qu’ils augmentent (à la façon des omnibus), ils ne créent aucune consommation, aucun commerce nouveau.

Comme j’ai une véritable estime et beaucoup de reconnaissance pour les personnes avec lesquelles j’ai parcouru Nantes aujourd’hui, je leur fais remarquer qu’avant la révolution, dans les temps prospères de Nantes et de Bordeaux, Paris avait quatre cent cinquante mille habitants, et non neuf cent quatre-vingt mille ; il était peuplé de grands propriétaires, et qui, à l’exemple du duc de Richelieu et de l’évêque d’Avranches, cherchaient à plaire aux dames. Les débuts à l’Opéra étaient pour eux la grande affaire ; penser aux leurs était une corvée insupportable : ils n’avaient jamais mille écus dans leurs bureaux. Aujourd’hui il n’est pas d’homme riche, à Paris, qui, au moins une fois en sa