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mauvaise tête, que madame de Nintrey a si richement méritée par son scandaleux mariage.

Rien n’étant plus facile que d’être reçu chez madame de Nintrey, et le grand château gothique et ruiné où le caprice de Léonor l’avait conduite cette année, n’ayant pour voisin qu’un mauvais village sans auberge elle avait fait arranger la maison du jardinier, où, comme je l’ai dit, on voit les portraits de tous nos révolutionnaires. Il y a trois mois que l’on remarqua parmi les nouveaux arrivants un M. Charles Villeraye, qui, quoique fort jeune, a déjà dissipé sa fortune à Paris. Depuis, il a fait plusieurs voyages dans les Indes, soit pour cacher sa pauvreté, soit pour essayer d’y remédier ; c’est ce qu’on ne sait pas au juste, car Villeraye n’adresse jamais la parole à des hommes, il est avec eux d’un silencieux ridicule. Il emploie le peu d’argent qui lui reste à avoir un beau cheval. Mais il est si pauvre, qu’il ne peut donner un cheval à son domestique ; et, tandis qu’il voyage à cheval, son domestique lui court après par la diligence. De façon que, lorsqu’il arriva au château de Rabestins, on le vit les premiers jours panser lui-même son cheval, ce qui parut d’un goût horrible aux beaux de la ville de ***. Mais, en revanche, les femmes ne parlaient que de Charles Villeraye. C’est un être vif, alerte, léger, il porte dans tous ses mouvements un laisser-aller simple et non étudié qui étonne d’abord ; on croirait avoir affaire à un étranger. Suivant moi, c’est un homme de cœur qui désespère de plaire à la société actuelle, et, par ce chemin étrange mais peu réjouissant, arrive à des succès. Il faut que les beaux aient entrevu ma conjecture, car ils veillent jusqu’à une heure du matin pour en dire du mal. Ce qui est piquant pour ceux de ces messieurs qui ont adopté le genre terrible, c’est que Charles passe pour être fort adroit à toutes les armes. Les propos ont soin de se taire en sa présence ; d’ailleurs il serait difficile d’entamer une conversation avec l’Indien ; c’est le sobriquet inventé par les beaux. Il répond à ce qu’on lui dit avec une politesse froide ; mais, quoi qu’on ait pu