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daigneuses ; je trouve ses façons de parler remplies de naturel ; et, si un regard le permettait, elle ne manquerait pas d’adorateurs, mais personne n’ose prendre ce langage. Les beaux sont rudement tentés, sa fortune est la plus ample de la province ; mais elle veut qu’on n’ait d’yeux que pour sa fille. Léonor de Nintrey est une beauté imposante ; elle a des traits grecs, à peine vingt ans, et de plus elle apporte à son futur époux vingt-cinq mille livres de rente dans son tablier et des espérances immenses. Si le lecteur est doué d’une imagination de feu, il peut se faire une faible idée de l’effet produit par la réunion de tant de belles choses. Le fait est que mademoiselle de Nintrey peut changer du tout au tout la vie future de tous les jeunes gens qui l’approchent. Elle a pour tuteur et pour second père un notaire, nommé Juge, homme intègre et singulier, parent de feu M. de Nintrey, et auquel tout le monde fait la cour dans le département. Lui, malin vieillard, se compare à Ulysse, et tourne en ridicule les prétendants.

Hier soir il m’a fallu veiller jusqu’à minuit trois quarts, heure indue à cent cinquante lieues de Paris. Le maître de la maison, un peu ganache, narrait, et à chaque instant on lui interrompait ses phrases. Des indiscrets essayaient d’usurper la parole sous prétexte d’ajouter des circonstances essentielles à ce qu’il nous disait.

Son récit n’est point extraordinaire, il n’a d’autre mérite qu’une plate exactitude ; cela est vrai comme une affiche de village annonçant de la luzerne à vendre. Et cette vérité est une difficulté pour l’écrivain : comme les personnages vivent encore et sont même fort jeunes, je vais avoir recours à une foule de noms supposés, et je déclare hautement que je ne prétends nullement approuver les actions ou les manières de voir de ces noms supposés.

Le lecteur sait déjà que tout le Roussillon s’occupait de la beauté, de la fortune et même de l’esprit de mademoiselle de Nintrey, fille unique d’une femme singulière qui n’a jamais