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l’idée de suivre un peu ces dames, c’est que je voyais très-bien que la demoiselle au chapeau vert s’était aperçue de l’extrême attention que je cherchais pourtant à cacher autant qu’il était en moi : tôt ou tard il eût fallu s’en séparer, et sans son estime.

Les traits de la Vénus de Milo expriment une certaine confiance noble et sérieuse qui annonce bien une âme élevée, mais peut s’allier avec l’absence de finesse dans l’esprit. Il n’en était pas ainsi chez ma compagne de voyage : on voyait que l’ironie était possible dans ce caractère, et c’est, je crois, ce qui me donna tout de suite l’idée d’une des statues de Michel Colomb. Cette possibilité de voir le ridicule, qui manque à toutes les héroïnes de roman, n’ajoutait-elle pas un prix infini aux mouvements d’une grande âme, tels que la conversation ordinaire peut les exprimer ? Cette physionomie renvoyait bien loin le reproche de niaiserie, ou du moins d’inaptitude à comprendre, que fort souvent la beauté grecque ne s’occupe pas assez de chasser de l’esprit du spectateur.

C’est là, selon moi, le grand reproche auquel la suite des siècles l’a exposée. À quoi elle pourrait répondre qu’elle a voulu plaire aux Grecs de Périclès, et non pas à ces Français qui ont lu les romans de Crébillon. Mais moi, qui naviguais sur la Loire, j’ai lu ces romans, et avec le plus vif plaisir.

Après cette rencontre d’un instant, et les illusions dont malgré moi mon imagination l’a embellie, il n’était plus au pouvoir de rien, à Nantes, de me sembler vulgaire ou insipide.

Voici le résultat d’une longue soirée : tout ce qui est lieu commun à Paris fait les beaux jours de la conversation de province, et encore elle exagère. Un artiste célèbre de Paris a cinq enfants, le provincial lui en donne huit, et se montre fier d’être aussi bien instruit. Un ministre a-t-il économisé cinq cent mille francs sur ses appointements, le provincial dit deux millions. C’est ce que j’ai bien vu ce soir dans les conversations amenées par le spectacle. On donnait la première représentation à Nantes de la Camaraderie. J’étais dans une loge avec des personnes de