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chose venue à l’ecclésiastique, et que bientôt je me trouverais en conversation réglée avec les dames ; je n’en ai pas eu le courage. Il eût fallu me distraire de la douce admiration qui échauffait mon cœur, pour songer aux balivernes polies qu’il convenait d’adresser au prêtre.

J’avoue qu’au moment du débarquement j’ai eu à me faire violence pour ne pas suivre ces dames de loin, ne fût-ce que pour voir quelques instants de plus les rubans verts du chapeau. Le fait est que pendant deux heures je n’ai pu trouver un défaut à cette figure céleste, ni dans ce qu’elle disait, et que j’entendais fort bien, une raison pour la moins aimer.

Elle consolait la plupart du temps la plus âgée des deux dames, dont le fils ou le neveu venait de manquer une élection (peut-être pour une municipalité).

« Les choses qu’il aurait dû faire par le devoir de sa place auraient peut-être blessé la façon de penser de quelques-uns de ses amis, » disait l’adorable carliste, car en Bretagne la couleur du chapeau ne pouvait guère laisser de doute. Cependant je n’ai eu cette idée que longtemps après. Un rare bon sens, et cependant jamais un mot, ni une seule pensée qui eût pu convenir à un homme. Voilà la femme parfaite, telle qu’on la trouve si rarement en France. Celle-ci est assez grande, admirablement bien faite, mais peut-être avec le temps prendra-t-elle un peu trop d’embonpoint.

Il me semblait, et je crois vrai, que les qualités de son âme étaient bien différentes de celles que l’on trouve ordinairement chez les femmes remarquables par la beauté. Ses sentiments, quoique énergiques, ne paraissaient qu’autant que la plus parfaite retenue féminine pouvait le permettre, et l’on ne sentait jamais l’effort de la retenue. Le naturel le plus parfait recouvrait toutes ses paroles. Il fallait y songer pour deviner la force de ses sentiments ; un homme, même doué d’assez de tact, eût fort bien pu ne pas les voir.

Le motif souverain qui, à tort ou à raison, m’a détourné de

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