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sa beauté directe, je pensais qu’il est pour la sculpture à peu près ce que Clément Marot et Montaigne sont pour la pensée écrite. (Il faut que je garde une avenue contre la critique, elle ne manquerait pas de s’écrier que Montaigne cite sans cesse les auteurs anciens ; je parle, moi, de ce qu’il y a vraiment de français et d’individuel dans les idées et le style de Montaigne.)

Hier soir, en rêvant devant les statues de Michel Colomb, je m’amusais à deviner par la pensée ce que nous eussions été si nous n’avions jamais eu ni peintre comme Charles Lebrun, ni guide littéraire comme Laharpe.

Toutes ces médiocrités, qui sont les dieux des gens médiocres, nous eussent manqué si Virgile, Tacite, Cicéron et l’Apollon du Belvédère ne nous eussent été connus qu’en l’année 1700. Nous n’aurions point de Louis XIV de la Porte-Saint-Martin nu, orné de sa perruque, et tenant la massue d’Hercule ; nous n’aurions pas même le Louis XIV de la place des Victoires, montant à cheval les jambes nues et en perruque ; nous n’aurions point toutes les tragédies pointues de Voltaire et de ses imitateurs, fabriquées, ce qui est incroyable, à la prétendue imitation du théâtre grec, souvent un peu terne à force de simplicité. Notre théâtre ressemblerait à celui de Lope de Vega et d’Alarcon, qui eurent l’audace de peindre des cœurs espagnols. On appelle romantiques leurs pièces bonnes ou mauvaises, parce qu’ils cherchent directement à plaire à leurs contemporains, sans songer le moins du monde à imiter ce qui jadis fut trouvé bon par un peuple si différent de celui qui les entoure[1].

Un prêtre de Nantes, homme de caractère, a eu l’idée hardie

  1. Voir Racine et Shakspeare, brochure de 1824. Depuis, on a abandonné le mot romantisme ; mais la question n’a pas fait un pas, et ce n’est pas la faute du romantisme si jusqu’ici il n’a rien paru qui vaille le Cid ou Andromaque. Chaque civilisation n’a qu’un moment dans sa vie pour produire ses chefs-d’œuvre, et nous commençons à peine une civilisation nouvelle. Je vois une exception à ce que dessus : Caligula, tragédie, fait connaître ce fou couronné, et les fous qui le souffraient.