Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/308

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

J’ai trouvé le second bras de la Loire obstrué par des piquets qui sortent de l’eau, et forment comme de grands V majuscules, la pointe tournée vers la mer, ce sont des filets pour prendre dos aloses.

En remontant ce second bras de la Loire, je suis arrivé à un pont ; je me suis hâté de quitter mon bateau, et de monter sur ce pont, qui est fort laid et peut être élevé de quarante pieds au-dessus de l’eau. Un omnibus trottait, s’éloignant de Nantes ; j’y suis entré, et bientôt nous avons passé sur une troisième branche du fleuve. De ma vie je n’ai été si cruellement cahoté : la rue qui unit les trois ponts sur la Loire est horriblement pavée. J’en conclus que Nantes n’a pas un maire comme celui de Bourges.

Je me suis hâté de venir m’habiller ; il fallait aller dîner chez M. R… Comme Bouffé ne jouait pas, je suis resté dans le salon jusqu’à neuf heures et demie, et je crois que, quand même mon ami Bouffé eût joué, j’aurais tenu bon chez mon hôte jusqu’à ce qu’on m’eût chassé. J’étais affamé de parler ; voici bien huit jours que je vis en dehors de la société, comme un misanthrope, ne lui demandant que les avantages matériels qu’elle procure : les spectacles, les bateaux à vapeur et la vue de son activité. C’est ainsi que j’ai quelque idée de vivre à Paris, s’il m’arrive de vieillir en Europe. La comédie de tous les moments que représentent les Français actuels me donne mal à la tête.

Au reste, quand même je n’eusse pas eu cette rage de parler, j’aurais été charmé des cinq ou six braves Bretons avec lesquels mon correspondant m’a fait faire connaissance.

Sa femme et sa jeune fille de quatorze ans, encore enfant, ont fait ma conquête tout d’abord : ce sont des êtres naturels ; la fille, peu jolie, mais charmante, est un peu volontaire, comme un enfant gâté. À dîner, elle voulait avoir toutes les écrevisses du pâté chaud obligé, sous prétexte qu’on les lui donne quand la famille est seule. Madame R… serait encore fort bien de mise si elle le voulait ; mais elle commence à voir les choses du côté philosophique, c’est-à-dire triste, comme il convient à une femme