Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/307

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’autre jaune ; les conducteurs sont de jeunes paysannes de dix-huit ans ; le prix est de trois sous.

Je suis monté dans l’omnibus, et ne me suis arrêté que là où il s’arrêtait lui-même. Le caractère de la jeune fille conducteur est mis à l’épreuve à chaque instant par des plaisanteries ou des affaires. C’est plaisant. On arrête tout près d’une suite de chantiers. J’ai suivi des gamins qui couraient : on était sur le point de lancer dans le fleuve un navire de soixante tonneaux ; l’opération a réussi. J’ai eu du regret de ne pas avoir demandé à monter dans le bâtiment, j’aurais accroché une sensation ; peut-être un peu de peur au moment où le navire plonge le bec dans l’eau. Je l’ai vu glisser majestueusement sur ses pièces de bois, et ensuite entrer dans les flots pour le reste de ses jours. J’étais environné de jeunes mères de famille, dont chacune avait quatre ou cinq marmots qui tous semblaient du même âge ; j’ai cherché à lier conversation avec un vieux douanier, mon camarade, spectateur comme moi, mais il n’avait pas d’idées.

Le bonheur de Nantes, c’est qu’elle est située en partie sur un coteau qui, prenant naissance au bord de la Loire, sur la rive droite et au nord, s’en éloigne de plus en plus en formant avec le fleuve un angle de trente degrés peut-être. Les chantiers où je suis occupent la première petite plaine qui se trouve entre la Loire et le coteau. Mais cette Loire n’est point large comme le Rhône à Lyon ; Nantes est placée sur un bras fort étroit : ce fleuve, là comme ailleurs, est toujours gâté par des îles. Vis-à-vis des chantiers, ce bras de la Loire est rejoint par un autre beaucoup plus large. J’ai pris une barque pour le remonter, mais j’avais du malheur aujourd’hui. Pour toute conversation, mon vieux matelot m’a demandé dix sous pour boire une bouteille de vin, ce qui ne lui était pas arrivé, dit-il, depuis quinze jours. C’est sans doute un mensonge, le litre de vin coûtant cinq centimes à Marseille, doit revenir à quinze centimes tout au plus sur les côtes de Bretagne ; mais peut-être l’impôt est-il excessif. Nos tarifs d’octrois sont si absurdes !