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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

vouer, au risque de choquer le lecteur, la nature n’a pas mis une source de bonheur bien vive dans ces âmes du nord de la France.

Le sage gouvernement d’un roi homme supérieur n’autorise pas les insolences des riches envers les pauvres comme en Angleterre, ou les insolences et prétentions des prêtres, comme du temps de Charles X. Ainsi, me disais-je, en voyant Essones devant moi, voici peut-être le bourg du monde où le gouvernement fait le moins de mal aux gouvernés, et leur assure le mieux la sûreté sur la grande route, et la justice quand ils prennent envie de se chamailler entre eux. De plus, il les amuse par la garde nationale et les bonnets à poil.

Le ton des demi-manants demi-bourgeois, dont je surprends la conversation le long du chemin, est raisonnable et froid ; il a cette pointe de malice et de plaisanterie qui annonce à la fois l’absence des grands malheurs et des sensations profondes. Ce ton railleur n’existe point en Italie ; il est remplacé par le silence farouche de la passion, par son langage plein d’images, ou par la plaisanterie amère.

À Essones, je m’arrête un quart d’heure chez un de nos correspondants pour vérifier cette observation ; il croit que je m’arrête pour lui montrer qu’à ce voyage-ci j’ai une calèche. Il me donne d’excellente bière et me parle sérieusement des élections municipales. Je remonte en voiture en me demandant si l’habitude des élections, qui réellement ne commence en France que cette année, va nous obliger à faire la cour à la dernière classe du peuple comme en Amérique. En ce cas, je deviens bien vite aristocrate. Je ne veux faite la cour à personne, mais moins encore au peuple qu’au ministre.

Je me rappelle qu’au moyen âge la gorge chez les femmes n’était pas à la mode, celles qui avaient le malheur d’en avoir portaient des corsets qui la comprimaient et la dissimulaient autant que possible. Le lecteur trouve peut-être ce souvenir un peu leste : je ne prends pas ce ton par recherche et comme moyen