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ŒUVRES DE STENDHAL.

À Paris, on est assailli d’idées toutes faites sur tout ; on dirait qu’on veut, bon gré mal gré, nous éviter la peine de penser, et ne nous laisser que le plaisir de bien dire. C’est par un malheur contraire qu’on est vexé en province. On passe à côté d’un site charmant, ou d’une ruine qui peint le moyen âge d’une manière frappante ; eh bien ! il ne se trouve personne pour vous avertir qu’il y a là quelque chose de curieux à voir. Le provincial, si son pays passe pour beau, vante tout également en des termes exagérés et vides d’idées, qui copient mal l’emphase de M. de Chateaubriand. Si, au contraire, des articles de journaux ne l’ont pas averti qu’à cent pas de sa maison de campagne se trouve un paysage enchanteur, il vous répond, quand vous demandez s’il y a dans les environs quelque chose à voir : « Ah ! monsieur, qu’il serait facile de se tailler cent mille livres de rente au milieu de ces bois de haute futaie ! »


— Fontainebleau, le 10 avril 1837.

Enfin me voici en route. Je chemine dans une bonne calèche achetée de rencontre ; j’ai pour unique compagnie le fidèle Joseph, qui me demande respectueusement la permission de parler à monsieur, et qui m’impatiente.

De Verrières, où il y a de jolis bois, à Essones, la principale idée qui me soit apparue a été tout égoïste, et même du genre le plus plat. S’il m’arrive une autre fois de voyager dans une voiture à moi, prendre un domestique qui ne sache pas le français.

Le pays que je parcours est horriblement laid ; on ne voit à l’horizon que de grandes lignes grises et plates. Sur le premier plan, absence de toute fertilité, arbres rabougris et taillés jusqu’au vif pour avoir des fagots ; paysans pauvrement vêtus de toile bleue ; et il fait froid ! Voilà pourtant ce que nous appelons la belle France ! Je suis réduit à me dire : « Elle est belle au moral, elle a étonné le monde par ses victoires ; c’est le pays de l’univers où les hommes se rendent le moins malheureux par leur action mutuelle les uns sur les autres : » mais, il faut l’a-