Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
ŒUVRES DE STENDHAL.

— « Savez-vous, monsieur, que c’est dans cet hôtel qu’ils ont tué le maréchal Brune en 1815 ? Le maître de la maison ne veut pas qu’on en parle ; mais le domestique Jean vous fera tout voir, si vous le lui demandez. » J’ai eu cette triste curiosité, je suis monté sur le plancher qui recouvre la salle dans laquelle le maréchal fut tué à coups de fusil ; mais je ne rendrai pas à qui me lit le mauvais service de raconter en détail ce que j’ai vu. Ce plancher était rempli de puces : oserai-je avouer que cette saleté a augmenté mon horreur pour l’action à laquelle je songeais ? Je voyais plus clairement la grossièreté des assassins. Mais qui les payait ? L’histoire le dira. Un commis voyageur trouva le corps du maréchal arrêté dans des roseaux, sur le Rhône, vers Arles.

J’ai vu le maréchal Brune exilé par l’Empereur, à Méry (en Champagne) : il avait six pieds de haut et des traits fort imposants. Tous les dimanches, il prenait son grand uniforme pour aller à la messe. (Il avait débuté par être républicain et imprimeur.)

En 1797, dans la fameuse campagne d’Italie du général Bonaparte, il montra une bravoure héroïque ; il commandait alors une des brigades de la division Masséna. Trois ans plus tard, en 1800, sur le même terrain, il prouva à la bataille du Mincio qu’il manquait de toutes les qualités qui font le général en chef. Quant à sa mort, il est incroyable qu’il soit venu chercher Avignon : il était si simple de passer par Gap et Grenoble, où jamais l’on n’assassina personne.

Afin d’oublier toutes ces noires idées, je me suis fait conduire au musée. Les tableaux sont placés d’une manière charmante, dans de grandes salles qui donnent sur un jardin solitaire, lequel a de grands arbres. Il règne en ce lieu une tranquillité profonde qui m’a rappelé les belles églises d’Italie : l’âme, déjà à demi séparée des vains intérêts du monde, est disposée à sentir la beauté sublime. J’ai trouvé là beaucoup de tableaux de l’école italienne : un Luini, un Caravage, un Dominicain, un Sal-