Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/208

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
204
ŒUVRES DE STENDHAL.

s’y sont noyées l’an passé ; trente, en style provençal, veut dire dix tout au plus : mais c’est encore trop, et le gouvernement devrait faire arracher une pile, au moyen de quoi on aurait une arche marinière assez large ; il ne faudrait pour cela que quelques mines sous l’eau, comme je l’ai vu pratiquer aux colonies.

Notre bateau a passé fort rapidement sous ce pont terrible, et immédiatement après on l’a fait dévier à droite en formant un angle de cinquante degrés peut-être avec sa direction première. À un pied de notre bord, pas plus, il y avait un banc de sable s’élevant au-dessus de l’eau de quelques pouces seulement ; mais du train dont nous allions il nous eût brisés. Ces bancs changent à toutes les grandes crues du fleuve, de là le talent des pilotes.

On me dit que, lorsqu’il y a des dames ou des hommes auxquels la peur donne le courage d’affronter les regards et les plaisanteries de tous les passagers, on débarque les craintifs au-dessus du pont pour les reprendre cent pas au-dessous.

Il est certain que le Rhône, en cet endroit, court fort vite. Le mouvement du bateau est rapide, et l’on voit très-clairement la mort inévitable, si le bateau vient à heurter le moins du monde la pile ou le banc de sable.

Ce pont Saint-Esprit fut commencé en 1265, et achevé en 1309 par les habitants de la ville de Saint-Esprit, qui s’appelait alors Saint-Saturnin-du-Port. Le prieur du monastère de Saint-Saturnin, Dom Jean de Tyange, voulut d’abord s’opposer à cette entreprise qu’on regardait comme attentatoire aux droits de son couvent ; mais enfin la passion soudaine qui s’était emparée des habitants pour bâtir ce pont fut la plus forte, et le prieur de Tyange en posa lui-même la première pierre. On nomma des recteurs qui achetèrent des carrières à Saint-Andéol ; on établit une société religieuse de frères donnés et de sœurs données qui avaient un habit et des règlements particuliers. Les uns recueillaient des aumônes, les autres soignaient les ouvriers malades ou blessés ; d’autres même partageaient les travaux des maçons.