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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

parle en ce pays (mademoiselle Laroche dit des choses étonnantes dans le sommeil magnétique, et il ne peut pas être question de fraude) ; je n’en ai pas le temps. J’éprouve à mon grand regret que je ne suis pas un curieux, mais un marchand. Aussi je comprends mieux que personne ce qui me manque pour oser donner au public un essai de voyage en France.

Il faudrait pouvoir étudier chaque département au moins pendant dix jours, ce qui, pour les trente départements que je parcours, ferait trois cents jours, ou dix mois ; et je ne puis allonger ma course en France que d’un mois ou deux tout au plus. En second lieu, et c’est là l’essentiel, il faudrait avoir les opinions que la mode prescrit en ce moment ; or je suis tout à fait déficient de ce côté-là. Je jouis par mes opinions, et je n’aurais aucun plaisir à les échanger contre des jouissances de vanité ou d’argent. Le ciel m’a si peu donné l’instinct du succès, que je suis comme forcé de me rappeler plus souvent une manière de voir, précisément parce que l’on me dit qu’elle n’est pas à la mode. J’ai du plaisir à me prouver de nouveau cette vérité dangereuse, à chaque fait duquel on peut la déduire.

— Mais, me dira-t-on, une fois un désavantage si grand bien compris dans toute son étendue, pourquoi s’aviser d’écrire ? Je réponds : Il y a huit ans que j’allai à Caen ; j’y suis retourné cette année, et j’ai vu que je n’avais gardé aucun souvenir ni du caractère apparent des habitants, ni des deux églises de Guillaume et de Mathilde, et pourtant j’y avais séjourné. Si je retourne aux colonies, j’aurai bien vite oublié les détails caractéristiques de la France actuelle, qui eux-mêmes auront disparu dans dix ans. Voilà le pourquoi de ce journal ; c’est parce que la France change vite que j’ai osé l’écrire : mais je n’en imprime qu’une petite moitié. À quoi bon choquer inutilement l’opinion régnante ? Ce qui me fait penser que cette opinion ne durera pas, c’est qu’elle n’est qu’un intérêt ; et le Français n’a pas la prudence anglaise, il peut s’ennuyer même de son intérêt. Les âmes nobles seront les premières à se révolter contre le genre hypo-