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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Grognar. J’ai cherché vainement Ampère et Lémontey. Ce dernier passe peut-être pour indévot. Grand crime en cette ville.

On venait de recevoir par le roulage, sans lettre d’avis aucune, une vingtaine de tableaux sans cadres, que l’on avait empilés sur le parquet de cette salle. Ils sont adresses au maire de Lyon ; mais par qui et pourquoi ? c’est ce que l’on ignore.

Ma curiosité était vivement excitée. J’ai obtenu de voir ces toiles, et il ne m’a pas été difficile de reconnaître de fort bons tableaux des écoles de Bologne et de Venise. Comment a-t-on pu faire un pareil cadeau à la ville de Lyon ?

De tous ces tableaux, celui qui m’a le plus frappé est une Descente de Croix, que je croirais d’Annibal Carrache.

Le terrible devoir de voyageur m’a conduit à l’exposition que l’on vient d’ouvrir au profit des ouvriers lyonnains. J’y ai revu les admirables Pêcheurs de Léopold Robert ; un magnifique tableau sur porcelaine, de Constantin ; le Passage de la Bérésina, de Charlet. Un de mes voisins n’a pas manqué de s’écrier : Les abbés ne furent jamais favorables à l’empereur. Ce qui a eu beaucoup de succès. Le reste des tableaux m’a semblé encore plus outré, plus loin de la nature, plus emphatique et plus faux que les articles de littérature qui pullulent dans les journaux de province.

Le lendemain de ma visite au musée, j’ai appris que ces tableaux, dont la présence étonnait tout le monde, avaient été envoyés de Rome par M. le cardinal Fesch, toujours archevêque de Lyon et toujours excessivement pieux, comme il l’était avant 1815 à la cour de son neveu. Mais il était digne de lui appartenir par son caractère ferme et inébranlable. Son Éminence, qui ne se trouvait pas d’argent comptant lorsqu’elle apprit la misère des ouvriers de Lyon, a fait le sacrifice d’une partie des tableaux de sa collection. Elle désire qu’ils soient vendus, et la valeur distribuée aux ouvriers sans travail. Mais qui diable achètera des tableaux italiens à Lyon ?