Page:Stendhal - Mémoires d’un Touriste, I, Lévy, 1854.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

père ; une amie de la maison, assez intrigante, me parla de me remarier ; ce mot fit révolution chez moi.

Ce jour-là, je me trouvais de garde au Château-d’Eau, sur le boulevard, car quoique absent et fort malheureux, il faut monter sa garde. Je ne retournai pas à la maison à deux heures du matin, après avoir fait ma faction, et je me souviens que je passai toute la nuit assis sur une chaise de paille, devant le corps de garde, occupé à réfléchir profondément.

J’étais sûr que madame Vignon allait me faire presser de me remarier par mon beau-père lui-même ; peut-être n’avait-elle parlé qu’à son instigation ? Me remarier ! J’allais donc recommencer le genre de vie que je menais depuis six ans !

J’avais débuté dans la carrière matrimoniale par un acte de férocité ; je savais trop ce que c’était que de dîner tous les jours avec un père ou beau-père ; j’avais voulu avoir mon ménage.

Bientôt, comme nos affaires allaient bien, il fallut donner des dîners. Or, à cause des vins fins, c’est un plaisir fort cher, et de plus ce plaisir est une affreuse corvée pour moi.

L’hiver vint ensuite ; par une conséquence agréable de nos dîners et que je n’avais pas prévue, ma femme fut invitée à un assez grand nombre de bals ; je fus obligé de jouer à l’écarté, et dès qu’il y avait plus de sept à huit pièces de cinq francs sur la table, il en manquait toujours une, lorsqu’il s’agissait de payer. J’avoue que ceci me choqua profondément ; je rougissais jusqu’au blanc des yeux, comme si j’eusse été le coupable. Puis je rougissais de me