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ŒUVRES DE STENDHAL.

Mais, j’en demande pardon aux gens de mérite de ce pays, l’habitude de m’ennuyer est la plus forte. Je fermerais les yeux volontiers. Tout ce que je vois augmente mon dégoût, qui va jusqu’au dépit ; il n’y a pas jusqu’à la forme des balcons de fer qui ne me déplaise, ce sont des lignes tourmentées et lourdes. J’ai besoin de faire effort sur ma disposition intérieure pour admirer le quai Saint-Clair sur le Rhône, encore je ne l’admire pas, je juge qu’il est admirable.

Une fois, dans ma jeunesse, accablé de dégoût et ayant une heure à moi, j’entrai chez un libraire pour acheter un livre ; j’étais tellement endormi, que je ne savais quoi demander ; enfin je nommai au hasard Jacques le Fataliste, ou les romans de Voltaire. Le libraire recula d’un pas, prit un air morose et me fit un sermon sur l’immoralité des ouvrages dont je lui parlais. Il finit par m’offrir le Spectacle de la nature, de l’abbé Pluche. D’abord je fus irrité de l’impertinence de ce donneur d’avis ; mais en me prêchant il avait l’air si canut, si hébété, si important, qu’il finit par m’amuser. Je voulus vérifier s’il agissait par simple instinct de marchand. Peut-être il avait Pluche dans sa boutique, et n’avait pas les romans de Voltaire ; il les avait fort bien, le monstre ! mais, comme il me trouvait l’air jeune, il ne voulut pas absolument me les vendre. Le soir, je contai ce trait-là à mon cousin G… ; il devint rouge, prétendit que j’exagérais ; en un mot, l’honneur municipal était blessé, et il ne m’adressa plus la parole de toute la soirée ; j’entrevis là un des agréments du caractère lyonnais. Il se pique facilement. Ces gens-là s’imaginent qu’on pense à eux et à les humilier.

Lyon est pavé de petites pierres pointues qui ont la forme d’une poire : il m’est absolument impossible de marcher là-dessus ; j’ai l’air d’un goutteux.

Cette grande ville, la seconde de France, est bâtie au confluent de la Saône et du Rhône, dont le cours forme comme un Y majuscule.

Les Allobroges ayant chassé de Vienne une partie des ci-