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— D’où revenez-vous ? lui dit-elle.

Il continua :

— Avec votre esprit naturel et hardi, vous vous moqueriez de lui tout de suite, vous mettriez en pièces son emphase. Quel dommage de ne pas pouvoir vous faire déjeuner ensemble ! Mon père serait digne d’être de ce déjeuner. Jamais votre vivacité ne pourrait supporter ces longues phrases emphatiques, qui sont le ton parfait pour les gens de bonne compagnie de la province.

Notre héros se tut et pensa :

« Ne ferais-je pas bien, se dit-il, de transférer ma grande passion de madame Grandet à mademoiselle Elssler ou à mademoiselle Gosselin ? Elles sont fort célèbres aussi ; mademoiselle Elssler n’a ni l’esprit, ni l’imprévu de Raimonde, mais, même chez mademoiselle Gosselin, un Torpet est impossible. Et voilà pourquoi la bonne compagnie, en France, est arrivée à une époque de décadence. Nous sommes arrivés au siècle de Sénèque et n’osons plus agir et parler comme du temps de madame de Sévigné et du grand Condé[1]. Le naturel se réfugie chez les danseuses. Qui me sera le moins à charge pour une grande passion ? Madame Grandet, ou mademoi-

  1. Vrai, mais peut-être pédantesque ou longueur.