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Leuwen remarqua que tous les officiers qui se respectaient gardaient un silence profond et avaient l’air fort sérieux.

« Nous voici à l’ennemi », pensait Leuwen.

Il s’observait lui-même et se trouvait de sang-froid, comme à une expérience de chimie à l’École polytechnique. Ce sentiment égoïste diminuait beaucoup de son horreur pour ce genre de service.

Le grand lieutenant grêlé dont le lieutenant-colonel Filloteau lui avait parlé vint lui parler en jurant des ouvriers. Leuwen ne répondit pas un mot et le regarda avec un mépris inexprimable. Comme ce lieutenant s’éloignait, quatre ou cinq voix prononcèrent assez haut : « Espion ! Espion ! »

Les hommes souffraient horriblement, deux ou trois avaient été forcés de descendre de cheval. On envoya des hommes de corvée à la grande fontaine ; dans le bassin, qui était immense, on trouva trois ou quatre cadavres de chats récemment tués, et qui avaient rougi l’eau de leur sang. Le filet d’eau tiède qui tombait du « triomphe » était fort exigu ; il fallait plusieurs minutes pour remplir une bouteille, et le régiment avait 380 hommes sous les armes.