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cœur de madame de Chasteller l’avocat contraire à l’amour, mais déjà il avait étonnamment perdu de sa force. Elle trouvait un plaisir extrême à rêver, et ne parlait que juste autant qu’il le fallait pour ne pas se donner en spectacle à la famille de Serpierre qui s’était réunie autour d’eux. Enfin, heureusement pour Leuwen, les cors allemands arrivèrent et se mirent à jouer des valses de Mozart, et ensuite des duos tirés de Don Juan et des Nozze di Figaro. Madame de Chasteller devint plus sérieuse encore, mais peu à peu elle fut bien plus heureuse. Leuwen était lui-même tout à fait transporté dans le roman de la vie, l’espérance du bonheur lui semblait une certitude. Il osa lui dire, dans un de ces courts instants de demi-liberté qu’on pouvait avoir en se promenant avec toutes ces demoiselles :

— Il ne faut pas tromper le Dieu qu’on adore. J’ai été sincère, c’était la plus grande marque de respect que je puisse donner ; m’en punira-t-on ?

— Vous êtes un homme étrange !

— Il serait plus poli de vous dire oui. Mais, en vérité, je ne sais pas ce que je suis, et je donnerais beaucoup à qui pourrait me le dire. Je n’ai commencé à vivre et à chercher à me connaître que le jour